Archives pour la catégorie Critiques

Camille et Jeanne s’entendent bien, Laurent Simon

Vous remplacez les prénoms Camille et Jeanne par les prénoms de deux cousines de votre entourage enfantin. Si elles se côtoient très régulièrement depuis leur plus tendre enfance, si elles ont à peu près le même âge, il y a de fortes chances que, comme Camille et Jeanne, elles s’entendent bien. Dans cette mesure, il y a de fortes chances qu’elles aient créé un univers, un langage, des jeux, une logique que vous soupçonnez mais dans laquelle vous n’entrez pas. Camille et Jeanne, c’est nous, mes sœurs et moi, c’est ma fille avec ma nièce, ce sont les deux voisines, les filles de ces deux couples d’amis. Il y a de fortes chances pour que vous vous y retrouviez aussi.

Parfois, on entend des bribes de conversation complices entre enfants, on passe à côté, il arrive qu’on soupçonne quelque chose de très drôle. Certaines personnes sont plus à même de les apprécier. Laurent Simon doit être de ces personnes qui comprennent ces échanges, sont même capables d’entrer dans la logique, en saisissent l’intérêt, et la beauté. L’auteur-illustrateur a vu, vécu, entendu ces moments d’immense complicité, il a le talent de sortir par les mots et le dessin le résultat de ses observations. Son album pointe du doigt la saveur de ce quotidien qu’on passe avec les enfants avec une tendance à le survoler.

Que fait-on avec sa cousine complice ? Comme Camille et Jeanne dans ces huit courts récits de six planches, on met une robe qui tourne, on prend le bus, on va dormir, on prend son bain ! Le bain… moment de complicité par excellence. Camille et Jeanne, sans jamais se laisser distraire par la main adulte qui les frotte, les savonne, les rince, les essuie, inventent un jeu de marchande dans laquelle les ingrédients finissent par sortir de leur imagination, et c’est un bonheur de langage !

À la lecture de ces planches, on rit, on est ému, on nostalgie. On nostalgie de son enfance, de celle de ses propres enfants. Nul ne guérit de son enfance, mais quand elle ressemble à celle de Camille et Jeanne, c’est tant mieux.

Laurent Simon, Camille et Jeanne s’entendent bien, Hélium, 2013, 12,50€

ClaireD

La lettre d’Elisabeth

Savoureuse petite lecture à partir de 8 ans.

En peu de pages, avec une écriture efficace, travaillée, souvent drôle, Emmanuelle Cosso-Merad campe d’exquis personnages. On sent que l’auteure aime ses personnages : Élisabeth, la petite fille, et José, le formidable facteur qui a « beaucoup de conversation » et va aider Élisabeth à réaliser son vœu. Elle a aussi de l’affection pour le père d’Élisabeth, doué dans son métier de cordonnier, mais bloqué sur le plan de la lecture et de l’amour. La jolie Marie, modiste jamais à court d’idées, débloquera les deux plans à la fois !

Emmanuelle Cosso-Merad réussit à s’adresser à un jeune lectorat sur le sujet de l’illettrisme, sans passer par la case moralisatrice, sans plonger dans la case gnan-gnan, en évitant la case tout blanc tout noir, en contournant aussi celle du politiquement correct.

Emmanuelle Cosso-Merad, La lettre d’Élisabeth, Flammarion, Castor Poche, 5,60€

ClaireD

 

Angel, l’indien blanc, François Place

Unanimité du comité de lecture pour le dernier roman de François Place.

Au héros surnommé Angel, né du viol de sa mère française par un indien, peu de choses sont épargnées. Il perd sa mère, est fait esclave, et s’embarque clandestinement pour un voyage dont personne ne peut imaginer la rudesse.

Sur le Neptune, voilier qui transporte des savants vers la Terre australe dont ils ignorent tout, les spéculations sur les peuples qu’ils pourraient y rencontrer vont bon train. Mais les hommes à deux bouches dont ils vont faire la connaissance ébranleront leurs convictions. On pense aux peuples chamaniques qui font parler d’autres voix, au chant diphonique des Mongols. Le roman raconte la confrontation de l’esprit savant, scientifique du siècle des Lumières avec des peuples qui mettent en avant les esprits et les rêves.

Au cœur de ces Terres australes glaciales et brouillardeuses, parmi les Woanoas, ce peuple à deux bouches, l’atmosphère est un peu inquiétante. Toutes les épreuves, physiques et psychologiques, vont conduire Angel à déployer tout le courage dont il est capable. Sous la plume de François Place, un héros naît. La langue de l’auteur, qu’on savoure à chaque fois, rappelle ici les grands romans d’aventure.

La très belle fin anime le tout d’une touche politique. La critique des savants, des puissants transparaît et fait entendre le roman comme une célébration de la curiosité, un hymne à la rencontre.

François Place, Angel, L’indien blanc, Casterman, 15€, à partir de 12 ans

ClaireD

Germano Zullo, Albertine, Le génie de la boîte de raviolis

Le duo Germano Zullo / Albertine fait des merveilles. Dans les albums qu’ils cosignent à La joie de lire, le dessin d’Albertine se fait complice du texte de Germano Zullo, mots et images s’entendent pour libérer toujours beaucoup de poésie, beaucoup d’humour et beaucoup de force. L’admirable album Les oiseaux avait reçu le prix Sorcières 2011. Les gratte-ciel, fable sur la vanité, subjugue par sa réflexion formelle. On se fera une belle idée de ce travail à quatre mains sur le site d’Albertine.

Le Génie de la boîte de raviolis, aujourd’hui réédité dans la collection Somnambule, est une bande dessinée espiègle, comme son titre l’annonce. Employé dans une fabrique de raviolis, Armand tamponne à la chaîne le jour, rentre le soir dans sa cité-dortoir, s’occupe de sa fleur et s’ouvre, quand il a faim, une boîte… de raviolis. Un jour, un génie jaillit de la boîte, lui promettant d’exaucer deux vœux.

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Les choix d’Armand, simples et inattendus, correspondent à sa représentation du bonheur : loin de tout matérialisme, de toute envie de pouvoir, Armand souhaite se trouver dans la nature et manger un bon repas. La fin, qu’on ne livre pas, est tout aussi badine, inattendue, et tout aussi profonde… Finalement, qu’est-ce qui rend le plus heureux ? Un voyage dans l’espace, une montagne d’argent, ou un bain de pied dans l’eau d’un ruisseau ?

Le court-métrage Le Génie de la boîte de raviolis, adapté de l’album éponyme, a été primé au Festival international du film d’animation d’Annecy et a reçu le Prix Canal +.

ClaireD

Germano Zullo, Albertine, Le Génie de la boîte de raviolis, La joie de lire, coll Somnambule, 2014, 10€

Germano Zullo, Albertine, Les gratte-ciel, La joie de lire, 2011, 18€

Germano Zullo, Albertine, Les oiseaux, La joie de lire, 2010, 14€20

Petites et grandes histoires des animaux disparus, Damien Laverdunt, Hélène Rajcak

Hommage aux morts. Non pas ceux du siècle dernier, des morts encore davantage morts, si l’on peut dire. Car pour certains, il y a bien longtemps qu’ils sont morts, des centaines, des milliers d’années. De plus, ce ne sont pas seulement des individus qui ont disparu, mais une espèce entière. Le très bel album grand format d’Hélène Rajcak et Damien Laverdunt fait œuvre de mémoire, d’un ton plein d’entrain. Lire la suite

J’ai vécu le débarquement en Normandie

Dans la même collection que J’ai vécu la Première Guerre Mondiale, trois témoins, un Américain, un Allemand, un Français, racontent leurs souvenirs du débarquement en Normandie. Accompagnés de photos d’archives, de documents et d’encadrés explicatifs et suivis d’un dossier synthétique sur les tenants et les aboutissants historico-politiques, ces témoignages sont tout aussi passionnants. Regrettons donc que les autres titres de la collection précédemment parus (sur la guerre du Vietnam, du Cambodge, d’Algérie, d’Espagne, etc) ne soient plus disponibles. Ou attendons simplement les anniversaires de ces événements : commémoration rime avec réédition.

ClaireD

J’ai vécu le débarquement en Normandie, 6 juin 1944, Pierrette Rieublandou Gouraud, Bayard Jeunesse, J’ai vécu, 2014.

Bird, Crystal Chan

De la solitude, dans Bird, il y en a. De la vraie, de la pesante. Tous les membres de cette famille habitant l’Iowa, père, mère, grand-père et fille, sont insupportablement seuls depuis que John, le grand frère est mort. Surnommé Bird par son grand-père, John a réellement voulu s’envoler et a chuté du haut de la falaise. Depuis, Grandpa, rongé par la douleur et la culpabilité, a cessé de parler. Jewel vit le deuil depuis toujours car c’est justement le jour de sa naissance que son frère a sauté. Au début du roman apparaît un autre John, neveu du voisin, qui va remuer la vie de Jewel et de sa famille.

Le personnage de Jewel est formidablement attachant. On comprend sa révolte, son besoin de vie, d’amitié. On ressent avec elle l’insoutenable absence, tout autant qu’on attend avec elle que les vannes s’ouvrent, que Pa, Ma, Grandpa s’autorisent enfin à pleurer et à s’éloigner de ce malheur enfermant. Je retiendrai cette Jewel qui parle aux pierres, et revient toujours à la falaise qui lui est interdite. Je retiendrai les descriptions de la nature, les relations magiques que les personnages entretiennent avec elle. Je retiendrai l’Iowa, la chaleur, le ciel, les moustiques. Je retiendrai ces croyances jamaïcaines en des forces ambivalentes de la nature qui sont autant de façons de comprendre et d’agir sur le monde.

Bird, Crystal Chan, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Marmiesse, Éditions Hélium, 14,90€

ClaireD

Casseurs de solitude

La littérature permet de se frayer un chemin parmi les solitudes des personnages. Pénétrer ces solitudes, c’est découvrir des mondes bouillonnants, des idées régénérantes. Dans la vraie vie, tout « cassage de solitude » signifie rencontre. Deux êtres qui, à un moment donné, cassent leur solitude découvrent en l’autre un petit héros, s’enrichissent mutuellement. Ces moments de vie, et les personnes avec qui on les partage, sont suffisamment rares, et d’autant plus précieux.

Les neuf nouvelles d’Hélène Vignal, racontent, chacune, un cassage de solitude. Les adolescents que l’auteure met en scène se découvrent des pensées, des perspectives inattendues, des forces de vie insoupçonnées. Les sujets sont variés, chaque personnage a un parcours fort différent. Celui-ci « subit » un stage de troisième à la Préfecture, celle-là vit une amitié exceptionnelle avec un cheval, celle-ci découvre l’homosexualité de son père, celui-là s’ennuie, celle-ci évite de justesse l’excision, etc. Mais il arrive qu’une histoire déborde dans une autre. Des retrouvailles imprévues d’un personnage d’une nouvelle à l’autre ajoutent à l’activité du lecteur, obligé d’établir des connections. Et le lecteur est toujours heureux qu’on l’admette ainsi – j’emprunte ces termes à Christian Bruel –  « dans la communauté des faiseurs de sens ».

Casseurs de solitude, Hélène Vignal, Le Rouergue, 11€, dès 13 ans

Enfantines / Berceuses, Bruley, Tourn, Dumas

Enfantines, de Marie-Claire Bruley et Lya Tourn, précieux recueil publié en 1988 et illustré par le grand Philippe Dumas, regroupe les formulettes traditionnelles de la toute petite enfance, celles qui sont des « médiateurs d’échanges d’une grande intensité dans le « corps à corps » entre l’adulte et l’enfant », comme il est écrit dans l’introduction.

enfantinesVéritables massages langagiers, ces jeux de sauts, de balancements, de caresses permettent à l’enfant de faire l’expérience de ses limites corporelles. Une seule petite comptine comme « La petite bête qui monte », un seul petit jeu de « A dada sur mon bidet » est un moteur d’échange car il contient tout : la voix, le ton, le rythme, le regard. Destiné à « ceux qui se passionnent pour les débuts de la vie », le recueil donne pour chaque comptine le texte, les variantes, la gestuelle ; il contient aussi des explications littéraires et psychanalytiques sur les formules qui aident à comprendre leur universalité.

Enfantines, Jouer, parler avec le bébé, Marie-Claire Bruley et Lya Tourn, illustrations de Philippe Dumas, L’école des loisirs, 30,50€

Berceuses et paroles pour appeler le sommeil, Marie-Claire Bruley et Lya Tourn, illustrations de Philippe Dumas, L’école des loisirs, 30,50€

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ClaireD

Livres de chansons

On parle livres aujourd’hui (ah ben ça alors?), mais livres de chansons (ah tiens?). Livres de chansons traditionnelles, comme il en existe depuis très longtemps, livres du coin du feu, livres de veillée, livres sur le pupitre du piano. Ceux qui aiment chanter, avec ou sans public, ouvertement ou en secret, trouveront de quoi se sustenter dans les recueils de chansons. Même sans cheminée, même sans piano, il y a énormément à partager autour d’un livre de chansons.

On appellera ces chansons « d’enfance », « traditionnelles », « pour les petits Français / Allemands / Russes », « du répertoire », « du patrimoine », ou même « du bon vieux temps », peu importe leur qualification, le tout est qu’elles soient « partagées ». Ce répertoire de tradition orale est celui qui ne peut être traduit d’un pays à l’autre, celui qui crée connivence entre les natifs d’un pays et entre les générations.

Le recueil permet de piocher, de se rappeler un titre qu’on avait enfoui loin dans notre mémoire et qui resurgit avec bonheur, de découvrir vraiment les paroles d’une chanson dont on n’a jamais connu que le début, ou le refrain. Loin d’être simplistes, les textes de chansons traditionnelles recèlent souvent des sens cachés qui nourrissent l’imaginaire de chaque lecteur/chanteur.

Comme les contes traditionnels, les chansons font souvent l’objet de reprises, qui participent de leur périple entre l’oral, l’écrit, le populaire, le savant. Les illustrateurs s’approprient ce répertoire et l’interprètent à leur façon. Le recueil de chansons, tout en gardant la trace du passé, redonne une nouvelle vie au répertoire traditionnel.

Certains recueils sont organisés selon les types de chansons, comptines, berceuses, jeux dansés, etc.

D’autres suivent le cycle des saisons, du printemps à l’hiver. Chez Père Castor, chez Gallimard, chez Milan, chez Nathan, tous les recueils sont bons à prendre, du moment qu’ils génèrent le plaisir de chanter ensemble.

ClaireD