Entretien avec Marion Janin

CD :          J’avais découvert Les silences des pierres il y a quelques années et j’avais gardé le puissant souvenir des double-pages de deuxième et troisième de couverture. J’ai été heureuse de trouver dans Le ventre du crocodile une double-page tout aussi frappante. Ces pages avant et après le livre racontent déjà quelque chose, n’est-ce pas ?

Marion Janin : Oui. J’aime proposer au lecteur un univers cohérent du début à la fin de mes livres. Dans chacun d’eux, je pense à des pages de garde qui donnent une entrée douce dans l’album. Les trois pierres d’entrée de Les Silences des pierres donnent le ton. De plus, elles précèdent deux pierres, puis une, avant le démarrage de l’histoire, tel un compte à rebours.

Dans Le Ventre du crocodile, la femme des pages de garde dort. Elle situe tout de suite le livre dans le domaine du songe.

 CD :          Qui est cette femme à la splendide chevelure ? C’est intrigant…

MJ : Ah, je pensais que l’on reconnaitrait la mère de l’enfant… zut, ça ne marche pas ?

 CD :          Si, bien sûr, on pense à la mère de l’enfant. Elle a les mains croisées sur le ventre… On comprend qu’il est question d’entrailles.

MJ : Nous la retrouvons dans l’album sur le troisième tiers, lorsqu’elle fourre son bras dans le ventre du crocodile. Elle extirpe la tête de son fils des entrailles et la lui ramène.

 CD :          C’est donc la mère, endormie, qui rêve de tout ce qui suit ? 

MJ : Je propose un peu cela, mais c’est laissé au lecteur. Je ne propose moi que la mère qui dort.

CD :          Ceci donne un nouvel éclairage… Cette histoire initiatique vécue par un enfant serait dans cette perspective la projection de la mère qui voit son enfant grandir. Dans le cas de l’album Le ventre du crocodile, le texte résiste particulièrement et l’image est tout aussi troublante. Lorsqu’on a terminé la lecture, on la reprend pour en saisir des sens cachés. L’ouverture d’interprétation du texte vous a-t-elle perturbée, a-t-elle au contraire étendu vos possibilités ?

MJ : J’ai du mal à répondre à cette question : je pense avoir été inspirée, mais n’est-ce pas présomptueux ? D’autres lectures du texte pourraient en donner une vision plus subtile, plus profonde. Pour ma part, je me suis sentie emmenée où je n’avais pas encore été, avec ce jeu des mains et de la tête dans un espace du songe, avec ce que je propose en images dans la montée des larmes de l’enfant, avec cette femme qui empoigne avec force et grâce (enfin, c’est ce que j’ai voulu rendre) le corps écailleux du crocodile gigantesque pour elle, avec cette remontée de la tête et des mains jusqu’au corps de l’enfant…

Je suis loin, ici, des Silences des pierres

À propos des mains, j’ai envie de profiter de cet entretien pour parler des mains de l’enfant. Le texte dit que le crocodile croque la tête. Dans l’image, j’y ai adjoint les mains. C’est exactement ce genre d’ouvertures visuelles que j’aime faire dans un livre : donner une autre image que ce que dit le texte, mais sans le contredire. Au moment où le crocodile attaque l’enfant, celui-ci tente de se défendre par une grimace. Tout d’abord, cela reste dans le prolongement de son jeu depuis le début. Puis enfin, et surtout, cela me permet de placer les mains proches du cou, et donc qu’elles soient croquées en même temps. Or, cet ajout des mains est essentiel pour moi. Toujours placées à l’endroit où elles se trouveraient si buste et bras étaient toujours là, elles donnent à l’enfant un corps invisible et lui permettent de jouer dans le ventre. Elles dédramatisent la tête “coupée”. L’enfant joue quelque-part à l’homme invisible…

 CD :          Ce n’est pas votre première collaboration avec Olivier Bardoul. Comment vous emparez-vous du texte ? Avez-vous par exemple parlé avec l’auteur de vos intentions mutuelles ?

MJ : J’ai reçu le texte d’Olivier par mail, avec d’autres, en 2011. Depuis notre album La Comptine du toucan (Thierry Magnier, 2008), il m’envoie de temps en temps les textes qui lui semblent justes pour moi. J’ai eu le coup de cœur pour Le Ventre du crocodile. J’ai aimé son thème, son rythme, son culot, la boucle qu’il propose “si j’étais petit j’aurais 7 ans,” (…) “si j’avais 7 ans je serais grand !” du début à la fin du livre, l’antre du ventre, le corps morcelé puis recomposé, l’intervention de la mère… qui donne ici un véritable voyage intérieur initiatique.  Tout, dans ce texte, me touchait et m’inspirait.  Je lui ai proposé ma vision par croquis puis par maquette. Il était partant. D’après mes souvenirs, deux doubles-pages le choquaient. Comme j’y tenais beaucoup, je lui ai dit que l’on verrait avec l’éditeur qui porterait le projet. Ce fut donc L’Atelier du poisson soluble qui, en effet, avait les mêmes réserves qu’Olivier… Je me suis résolue à les changer. Et en effet, le livre y a gagné. Évidemment. Quand je suis dans mon projet, je suis un peu fermée… Il me faut du temps pour remettre en question un point de vue.

CD :          Parler de finesse du trait dans le cas de vos travaux est trop peu dire ! Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre technique, les outils que vous privilégiez ?

MJ : Je travaille avec des crayons durs, H, 2H. Je me régale à faire des petits traits…

CD :          Que peut-on voir en ce moment à la librairie ?

MJ : Plusieurs travaux réalisés depuis la première exposition aux Croquelinottes en 2011. Il y a les originaux de l’album Le ventre du crocodile, donc. Des originaux d’un album paru au Mexique chez CIDCLI, Alexander von Humboldt, un explorador sientifico en America. Le mur du fond propose trois travaux différents ayant la féminité comme support.

Sont également exposés des originaux de mon Dictionnaire onirique de l’eau et sa maquette actuelle, projet réalisé en résidence artistique du Grand Clermont en 2013-2014, les carnets de collecte sur l’eau de cette même résidence, et j’ai semé quelques dessins extraits de Mon Petit Muséum dans la librairie…

 

Marion Janin, La comptine du toucan, texte d’olivier Bardoul, Thierry Magnier, 2008, 15€80

Marion Janin, Les silences des pierres, texte de Philippe Barbeau, L’Atelier du poisson soluble, 2010, 21€

Marion Janin, Le ventre du crocodile, texte d’Olivier Bardoul, L’Atelier du poisson soluble, 2015, 15€

Entretien réalisé le 27/09/15 par Claire Damon pour la librairie des Croquelinottes